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Si on avait su

Si on avait su


Ça a commencé un jeudi soir. Je rentrais de l'école. Il faisait frais, l'hiver n'était pas loin derrière nous. Mon petit estomac gargouillait et j'avais hâte de rentrer manger les beignets de maman.

Mon cartable rose encore tout neuf roulait sur le macadam au rythme de mes pas et troublait le silence de notre rue déserte. Maman marchait derrière moi mais je ne la regardais pas, trop concentrée à courir vite me réchauffer dans la douce chaleur de la maison. La laine des manches un peu trop longues de mon manteau bleu grattait mes petits poings. Je riais à perdre haleine. Mes joues rosissaient de bonheur.

Une fois rentrées, nous avons dégusté le goûter tant convoité. Je suis allée jouer dans ma chambre dans l’attente du repas. Là, dans mon décor enfantin, je me racontais des histoires. Je pouvais être princesse, fée, chercheuse d'or, magicienne, chanteuse, licorne, ou toute autre idée farfelue sortie de mon esprit. Cet univers-là n'avait pas de limites, pas de règles à respecter. Il m’appartenait entièrement. Mes petites nattes châtaines un peu défaites sautaient sur mes épaules tandis que je valsais dans ma chambre en rigolant.

Nous avons ensuite dîné en famille. J’aimais ce moment agréable, où nous nous retrouvions autour d’un repas. Comme toujours, mon père nous faisait rire tandis que les couverts s’entrechoquaient. Maman s’amusait de toutes ses blagues, même les plus idiotes.

Au moment d'aller au lit, je me suis dirigée vers le grand fauteuil marron qui trônait au milieu du salon pour me rouler en boule au creux des bras de mon papa. Là, dans la chaleur de son corps, je n’avais plus peur de rien. Même pas des fantômes qui me rendaient fébrile depuis un livre qu’on avait lu à l’école.

Ce soir-là, j'avais revêtu mon pyjama mauve à fleurs. Je l'aimais bien, il était chaud et tout doux. Mes petits pieds se posaient sur le carrelage froid tandis que je marchais en direction du canapé.

Bizarrement, la télé était allumée, chose qui n'arrivait jamais. Maman avait convaincu papa de la nocivité des ondes pour moi avant de dormir. Je me suis avancée, mes grands yeux bleus remplis de questions.

Je me suis arrêtée et j’ai observé l'étrange image de la télé. Un homme plutôt jeune, brun, à l'allure fière, posé derrière son bureau, s'adressait les yeux droits vers la caméra, la mine grave. Il était affublé d'un costume bleu marine, qui mettait ses yeux de la même couleur que les miens en valeur. Mes parents l'écoutaient attentivement, les yeux rivés sur l'écran.

Papa s'est retourné quand il m’a entendue et m'a chuchoté :

– Tu vas au lit, Juju ? Je viens te voir tout à l'heure.

Contrariée que mes habitudes soient modifiées en faveur d'une télévision, j'ai fait demi-tour pour regagner ma chambre docilement. Je n'étais pas du genre à discuter.

Je me suis installée dans mon lit et j’ai soupiré. J'ai attrapé d'une petite main mon ourson en peluche raccommodé à certains endroits et l'ai blotti contre mon cœur.

Papa et maman sont montés de longues minutes plus tard et ont entrouvert la porte. La lumière tamisée du couloir s'est infiltrée dans la pénombre tandis qu'ils s'approchaient de mon lit.

Maman s'est assise sur le bord du matelas et a caressé ma joue d'une main rassurante. Papa est resté debout dans la pièce. On aurait dit un géant au milieu de tous ces jouets.

– Julie ? J’ai tourné la tête vers lui, comprenant que ses paroles allaient être importantes.

– A partir de lundi, tu n'iras plus à la maternelle pendant quelque temps. Tu resteras avec maman et moi, continua-t-il. Une méchante maladie frappe le pays en ce moment, et ce n'est pas prudent de sortir.

– Ne t'inquiète pas, a repris maman, tu seras en sécurité ici.

J'étais très étonnée de la situation. Papa n'aimait pas que je loupe l'école. Et là, c'était lui qui ne voulait plus que j’y aille. Je me suis demandé si c'était ça que racontait le grand monsieur à la télé, et si ça avait un rapport avec lui. Mais je n'étais pas contre le fait de rester à la maison avec mes parents. Alors, lorsqu'ils sont partis de ma chambre, je me suis endormie heureuse et rassurée.


Le lendemain, maman a consenti à ce que je choisisse ma tenue. J’ai donc enfilé mes habits préférés, une robe en laine violette et des collants à pois noirs, et je me suis dirigée vers ce qui allait être ma dernière journée d’école.

Quand elle m’a déposée, maman a embrassé ma joue charnue et je suis partie en courant retrouver Mélissa, ma meilleure copine. J’ai joué avec elle, et quelques instants plus tard, j’ai aperçu maman qui discutait toujours avec la maîtresse. Elles avaient l’air préoccupées, mais je ne les ai pas observées plus longtemps et suis retournée à mon jeu.

J’ai demandé à Mélissa si elle aussi ne viendrait pas à l’école lundi et elle m’a répondu que oui. Ses parents lui avaient expliqué que tous les gens en France resteraient chez eux. Je me suis dit que ça devait faire un sacré monde, et que la situation devait être vraiment grave.

La journée s’est écoulée tranquillement. Avant de rentrer, la maîtresse nous a fait ramasser toutes nos affaires et nous a donné un tas de feuilles avec des activités à réaliser à la maison. Je lui ai demandé combien de temps nous n'irions plus à l’école, elle m’a répondu qu’elle n’en savait rien, peut-être deux semaines.

Ça ne m’a pas plus inquiétée que ça. J’avais hâte de rentrer.


Ce week-end-là, nous sommes restés chez nous. J’ai joué toute la journée et lorsque j’ai demandé si nous pourrions aller au parc dimanche après-midi, papa et maman m’ont regardée d’un air embarrassé. Ils m’ont expliqué qu’à présent, nous devrions limiter nos sorties à l’extérieur à une fois par jour et pas trop longtemps.

J’étais chagrinée. Tout cela commençait à changer beaucoup de mes habitudes. En voyant ma tête, papa et maman se sont mis à rire et papa m’a prise dans ses bras. Ils m’ont rassurée et m’ont rappelé qu’on avait de la chance d’avoir un petit jardin pour sortir.

Nous avons terminé ce week-end en beauté et mangé des crêpes au dîner, chose qui arrivait très rarement. Les circonstances devaient vraiment être exceptionnelles.


Lundi matin est enfin arrivé et maman m’a réveillée un peu après l’heure habituelle de l’école.

Nous avons déjeuné tous les trois, et ensuite je me suis installée sur la table du salon pour commencer les devoirs que la maîtresse avait donnés. J’étais très fière de montrer à maman tout ce que je savais faire, et j’étais encore plus heureuse de l’avoir comme professeure.

Après quelques heures d’apprentissages et de jeux en famille, mes parents ont décidé d’aller se balader dans la forêt derrière chez nous. J’ai enfilé mes bottines marron et ma veste jaune : les beaux jours commençaient et nous autorisaient des tenues plus légères.

Au moment de sortir, papa et maman se sont mis à remplir plein de papiers, ce que j’ai trouvé étrange pour une promenade en forêt. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises : ils se sont ensuite affublés d’un bout de tissu bleu hideux qui cachait la moitié de leur visage. En les voyant ainsi, j’ai soudainement eu envie de pleurer. Je ne comprenais vraiment plus rien. On se croyait dans un autre monde…

Heureusement, la sortie s’est bien déroulée : nous avons ramassé toutes sortes de plantes et de feuilles pour que papa m’apprenne à confectionner ce qu’il appelait un “herbier”. Je ne voyais vraiment pas en quoi cela consistait, mais cela avait tout de même l’air amusant.

Les grands arbres me donnaient le vertige quand je levais la tête vers le ciel. Celui-ci était dégagé, de rares nuages le traversaient, qui formaient de longues traînées blanches poudreuses.

De temps à autre, nous croisions des coureurs ou des familles qui profitaient comme nous de la clémence du temps. Nos pas craquaient sur le sentier de terre sèche. Le chant des oiseaux et le bruit du feuillage dans les arbres étaient rassurants. Mais rapidement, papa et maman ont décidé de faire demi-tour, j’ai trouvé qu’il était trop tôt, mais je n’avais pas le choix, alors je les ai suivis docilement.

Quand je me suis couchée ce soir-là, à la fin de cette première journée à la maison, j’étais réellement satisfaite : ce mode de vie avec mes parents m'enchantait!


Les jours ont passé, à peu près tous semblables les uns aux autres. Cette nouvelle vie, complètement différente, était dure à accepter pour certains. Je le savais car maman appelait régulièrement nos amis et notre famille. Les parents de Mélissa ne se supportaient plus et ont fini par se séparer. Mamie souffrait également beaucoup de ne plus nous voir.

En ce qui nous concernait, c’était vraiment parfait. Nous travaillions le matin, et ensuite nous passions le reste du temps à faire des jeux ensemble, quelquefois une petite virée pour prendre l’air.


Ce n’est qu’au bout de quelques semaines que les choses se sont gâtées.


Un matin, papa est sorti seul de la maison alors que je dormais encore. Ce sont les pleurs de maman au téléphone qui m’ont tirée du sommeil. Je me suis extirpée de mon lit rapidement et je suis descendue à pas de loup dans l’escalier. Quand je l’ai vue ainsi, le visage anéanti, étouffant ses sanglots pour ne pas m’inquiéter, j’ai senti que quelque chose de grave était arrivé. Je me suis précipitée vers elle pour l’entourer de mes petits bras. Elle avait déjà posé le téléphone.

– Oh, Julie, je t’ai réveillée, s’est-elle excusée.

Je l’ai observée de mes grands yeux interrogateurs.

– C’est papa. Il a attrapé cette foutue maladie.

Mon père. Ce guerrier pourtant si fort et courageux. Il l’avait attrapée. Cela faisait plusieurs jours qu’il toussait et était fatigué, je l’avais bien remarqué. C’était peut-être ça ?


Je ne comprenais pas tout bien, je ne saisissais pas vraiment l’impact de ces mots. Mais pour que maman soit dans cet état, c’était que cette maladie n’apportait pas que des avantages dans ma petite vie jusque-là tranquille.

Maman a fini de m’enlacer, elle m’a fait déjeuner et m’a ensuite habillée. Elle m’a installée dans la voiture sans un mot. Nous avons roulé quelques temps. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Où allions-nous ? Rejoindre papa ? Pourquoi ne rentrait-il pas tout simplement à la maison ? J’observais le paysage par la fenêtre aux traces de doigts douteuses. Le soleil perçait derrière quelques nuages épars. De rares voitures nous croisaient. J’avais un peu chaud dans ce tour de cou, maman n’avait pas trop réfléchi en m’habillant à la hâte. Le mouvement rassurant de la voiture vrombissante m’apaisait. Je me laissais aller.

Maman avait arrêté de pleurer, mais je la sentais angoissée. Elle me regardait régulièrement dans le rétroviseur. La petite figurine en plastique représentant une fillette souriante se dandinait devant le pare-brise. Elle avait l’air tendue, elle aussi. Nous nous sommes finalement arrêtées, je commençais juste à m’endormir. Trop d’émotions pour moi.

Maman m’a descendue de mon siège auto. J’avais l’impression de flotter, j’étais fatiguée. Je me laissais emmener, la main dans la sienne qui me serrait très fort. Je ne regardais même pas où nous étions. Nous nous sommes assises un moment, nous attendions. Je ne savais même pas quoi. J’espérais que ce soit papa, mais un grand monsieur tout de blanc vêtu s’est avancé vers nous et a appelé maman:

– Christelle Torès ? Veuillez me suivre, s’il vous plaît.

Maman s’est levée, toujours en serrant fort ma petite main, sans me jeter un regard. J’ai levé les yeux vers elle et c’est là que j’ai vu qu’elle portait encore ce machin bleu sur la bouche. Je le détestais. Il cachait son beau visage et son sourire que j’aimais tant et qui me rassurait toujours. J’ai regardé autour de moi, en fait tout le monde en portait un ici.

J’ai senti la panique monter et mon petit cœur s’accélérer.

Personne ne faisait attention à nous, ils étaient trop occupés à leurs affaires. Nous avons continué de suivre le grand monsieur. Il nous a conduites dans une petite pièce avec un fauteuil blanc. Tout était blanc. Il n’a pas pris la peine de fermer la porte et a échangé quelques mots avec maman. Je n’écoutais pas ce qu’ils disaient, trop absorbée dans la contemplation de la pièce. Une affiche trônait au dessus du siège. Elle représentait une femme qui portait elle aussi un tissu bleu sur le visage. Mais pourquoi tout le monde portait ça ? Je ne comprenais vraiment plus rien au monde. Une inscription en gras se tenait au-dessus de la femme, mais je n’ai pas su la déchiffrer. J’étais trop petite pour ça, m’avait un jour dit maman.

Je suis restée de longues minutes à observer cette image. J’avais toujours adoré observer longuement les dessins, les affiches. J’aimais essayer d'en surprendre chaque petit détail.

Le grand monsieur en blanc m’a interrompue dans ma rêverie et m’a appelée.

– Julie ?

Je me suis demandée comment il connaissait mon prénom, alors je me suis tournée vers maman.

– Elle est timide, lui a-t-elle déclaré.

Il m’a invitée à m’asseoir sur la chaise blanche. J’ai levé les yeux vers maman qui s’est mise debout en m'entraînant à sa suite. Je me suis assise sur la fameuse chaise qui s’est révélée être plutôt confortable, contre toute attente. Tandis qu’il farfouillait dans un meuble à roulettes à côté de moi, maman me tenait toujours la main. Mon cœur a recommencé à s’accélérer lorsqu’il a dégainé une espèce de long coton-tige blanc et s’est tourné vers moi. Qu’allait-il me faire, celui-là ? Me curer les oreilles ? J’ai enfoncé un peu plus la tête dans mes épaules. J’ai entendu maman me murmurer que tout irait bien, que je n’avais pas à avoir peur. Mais je fixais la tige blanche qui se rapprochait de moi. Elle est finalement rentrée dans mon nez, j’ai tenté de reculer mais maman me tenait en place. Je sentais la tige avancer dans ma narine de plus en plus loin, c’était insupportable. J’avais mal, les yeux me piquaient. J’ai avancé la main pour arracher ce truc, mais maman l’a empoignée d’un geste vif. La tige s’enfonçait toujours plus, j’ai crié de toutes mes forces. Le monsieur et maman aussi, m’assurant que tout allait bien. Le coton tige géant a finalement fait chemin inverse et s’est introduit dans mon autre narine. Je me suis mise à appeler papa en hurlant, les larmes ont dégringolé. Maman a plaqué une main sur ma bouche. J’ai fermé les yeux très fort.


Je ne me rappelle plus vraiment la suite. Je n’ai plus décroché un regard à personne. Je fixais le sol blanc et mes bottines marron. Nous sommes rentrées sans un mot, et je me suis empressée de regagner ma chambre. Maman m’a laissée seule. Je l’ai entendue s’activer dans la maison puis tout nettoyer sur son passage. On se croyait au ménage de printemps, pourtant ce n’était pas le moment. Puis nous avons mangé. Maman m’avait fait de la purée maison, mon repas préféré. Mais je n’ai pas savouré comme d’habitude.

Papa me manquait.

La journée s’est terminée tranquillement, je l’ai passée à jouer dans ma chambre. J’essayais de ne pas penser à mon chagrin. Papa serait fier de moi comme ça. Puis j’ai entendu maman passer un autre coup de fil, mais elle avait l’air plutôt rassurée sur ce coup-là. Elle m’a souri en me voyant la rejoindre et m’a expliqué que nous n’avions pas attrapé la maladie. Je me suis demandée comment elle pouvait en être sûre mais ne lui en ai pipé mot. Je lui ai alors posé la question qui me taraudait : où était papa ?

– Il revient dans une semaine, mon cœur.

Je me suis dit que ça allait être très long, que c’était peut-être le temps de se débarrasser de ses microbes, mais je n’en étais pas sûre. Peut-être qu’il était parti en vacances ? Sans nous, c’était étrange. Et puis, ses chaussons étaient toujours à côté de la porte d’entrée. On ne part pas en vacances sans ses chaussons, n’est-ce pas ?

Maman a ouvert grand les bras et je m’y suis réfugiée. Ça faisait du bien. Elle m’a promis qu’on s’occuperait toutes les deux, sans papa, qu’on ferait plein de choses entre filles.


Maman ne m’avait pas menti : nous avons passé une semaine merveilleuse toutes les deux. Mis à part que l’un de nous manquait, bien sûr. Mais elle me faisait faire plein d’activités en plus des devoirs pour ne pas penser à mon chagrin. Manucures, déguisements, pâte à modeler, puzzles…. Nous avons fait le tour de tous mes bacs à jouets pour trouver le maximum de jeux (c’est dire s’il y en avait!). Finalement, la semaine est passée très vite.


La veille du retour de papa, maman m’a autorisée à me coucher un peu plus tard que d’habitude. Nous nous sommes installées dans le canapé face à la grande baie vitrée sous un plaid et avons contemplé le crépuscule. Les lumières tamisées du salon nous plongeaient dans une atmosphère agréable, mais ce n’était rien comparé au spectacle que nous offrait le coucher du soleil. C’était magnifique !

Je sentais la fatigue s’immiscer en moi au fur et à mesure que le paysage se teintait de noir. Je me suis installée plus confortablement contre maman, qui me caressait les cheveux. Mes yeux se sont fermés tout seuls.


Lorsque je me suis réveillée, j’étais dans mon lit. J’entendais maman s’affairer dans la cuisine tandis qu’une délicieuse odeur de pain grillé montait jusqu’à moi. Mon ventre s’est mis à gargouiller, alors j’ai enjambé rapidement la couette pour descendre la rejoindre. Elle m’a accueillie d’un sourire amusé :

– Alors, marmotte, bien dormi ?

J’ai pris place à table en lui racontant le cauchemar qui avait troublé mon sommeil : elle avait mis mon doudou à laver !

Mon terrible rêve l’a fait éclater de rire tandis qu’elle étalait une épaisse couche de confiture de framboises sur mes tartines beurrées. Elle était belle, ma maman. Ses cheveux châtains épais étaient noués en haut chignon à l’aide d’un chouchou. Quelques mèches s’envolaient et ses yeux bleus rieurs étaient très concentrés sur la préparation du petit-déjeuner.

Nous avons mangé toutes les deux en savourant le doux parfum de la confiture de framboises. Nous avons imaginé le programme de la matinée dans l’attente de papa, qui ne rentrerait que le midi.

Après avoir petit-déjeuné, nous nous sommes installées sur la table du salon. Maman fabriquait une guirlande pour l’arrivée de papa, tandis que j’élaborais consciencieusement un dessin qui nous représentait tous les trois. La table était jonchée de crayons de couleur et le salon sentait bon la colle liquide au délicat parfum d’amande.

Après plusieurs heures de travail studieux, nous avons accroché la guirlande et préparé une jolie table. Nous avons cuisiné ensemble une énorme pizza chèvre-miel, telle que mon père les adorait ! Moi, je préférais celles aux petits légumes, mais peu importe, du moment que papa rentrait à la maison. Cette dernière était emplie d’une odeur de chèvre chaud. C’était délicieusement irrésistible, il fallait l’avouer…

Je suis montée dans ma chambre sous le conseil avisé de maman pour jouer un peu en attendant le retour de papa. À chaque bruit de moteur devant la maison, je me ruais à la fenêtre et collais mon petit nez au carreau tout froid, pour tenter d'apercevoir sa voiture. Au bout d’interminables minutes, je l’ai entendue se garer dans l’allée. Je me suis vite redressée, mais le véhicule n’était pas le même que celui de papa. J’ai froncé les sourcils : qui pouvait bien rentrer chez nous ? Mais au moment où j’ai entendu la porte d’entrée s’ouvrir, les doutes se sont dissipés: je reconnaissais le pas traînant de mon père.

J’ai dévalé les escaliers aussi vite que possible (avec un peu de chance, on oublierait de me gronder) pour débouler dans le couloir. J’imaginais déjà me jeter dans ses bras tandis qu’il me caressait les cheveux. Mon petit cœur tambourinait dans ma poitrine alors que le nombre de marches diminuait.

Mais en levant les yeux, je me suis arrêtée net. Mon cœur a fait un bond. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas lui.

Celui que j’affectionnais tant, avec ses grands yeux vifs étincelants et son sourire bienveillant, sa bonne humeur constante et son courage, celui que je voyais comme un héros semblait avoir disparu.

À la place, un homme au sourire grave, dont la barbe mal rasée avait blanchi et le dos était courbé se tenait devant moi. Trop occupé à enlacer ma mère - ou plutôt était-ce ma mère qui l’enlaçait tant il semblait faible - il ne m’avait pas encore aperçue. Un homme venait de le déposer en le tenant par le bras. Ma mère l’a vivement remercié.

Une bouteille posée sur un caisson à roulettes était posée aux pieds de papa. Un long tube transparent en sortait pour venir se positionner au-dessus de sa bouche.

Il s’est tourné lentement vers moi et a esquissé un sourire gêné en me voyant. Ses yeux semblaient s’être éteints. Une quinte de toux s’est emparée de lui et maman s’est empressée de le diriger vers le fauteuil. Enfin assis confortablement, il a écarté des bras tremblants et murmuré à mon intention :

– Coucou, ma chérie!

Je me suis approchée lentement, fixant toujours le tube transparent devant ses narines. Les larmes me montaient aux yeux. Qu’était-il arrivé à mon papa ?

J’ai enfoui mon visage dans le creux de son cou. Son doux parfum avait laissé place à une odeur âcre qui me rappelait celle que j’avais sentie quand on m’avait enfoncé un coton-tige géant dans le nez. À ce souvenir, un frisson m’a parcouru. Mon père l’a senti et a soupiré discrètement.

Maman a coupé nos retrouvailles et m’a proposé d’une voix tremblotante de monter pour laisser papa se reposer. J’ai accepté sans un mot et ai tourné les talons pour regagner l’escalier.

Arrivée dans ma chambre, j’ai sauté sur mon lit et me suis mise à pleurer en serrant contre moi mon pauvre nounours. Je ne comprenais vraiment plus rien. Maman savait-elle dans quel état serait papa en rentrant ? Pourquoi ne m’avait-elle rien dit ? Et pourquoi était-il aussi changé ? Que lui avait-on fait ?

J’essayais de me calmer. J’ai essuyé mes larmes d’un revers de la main.

Cette fichue maladie m’avait pris mon papa.


Les semaines suivantes ont été très difficiles pour chacun d'entre nous.

Je ne sortais presque pas de ma chambre. J’avais peur de rencontrer papa ; je n’osais pas croiser son regard blessé. Il n’arrivait presque plus à marcher et se lever lui semblait très pénible. Je m’étais fait une raison : plus jamais papa ne redeviendrait comme avant.


Un soir, nous nous sommes mis à applaudir devant la maison. Nous étions sur le perron. Je ne savais pas à qui nous nous adressions, mais ça avait l’air important alors j’étais très concentrée à la tâche. Peu à peu, tous les voisins sont eux aussi sortis devant chez eux. Certains étaient devant leur fenêtre. D’autres avaient mis de la musique et dansaient. C’était drôle à voir, mais personne ne rigolait. Je me suis fait la réflexion que nous étions vraiment dans un monde bizarre. Pourquoi tout le monde faisait ça ? Et c’était pour qui, d’ailleurs ?

Puis, c’est devenu une habitude. Certains prient tous les soirs avant de se coucher ; nous, nous applaudissions à la fenêtre.


Les jours et les semaines ont passé. Papa ne retrouvait pas vraiment la forme. Mais je me suis habituée à le voir ainsi, alors j’étais de moins en moins triste. Nous avons peu à peu retrouvé une vie de famille comme avant, la santé de papa en moins.


La situation s’est améliorée. J’ai même pu retourner à l’école ! Je suis devenue une petite fille très mûre, cette épreuve m’a fait grandir.

La maladie était loin d’être terminée, mais je ne le savais pas encore. Nous allions passer par d’autres moments bien plus difficiles.


Mais, en fin de compte, que rêver de mieux ? Nous étions tous les trois réunis. Nous étions une famille. Et c’était ça qui comptait.


C’est ce que toute cette histoire m’a appris.




***




– Ça devait être très bizarre, quand même, m'interrompt-elle.

Elle est installée sur la couette, serrant contre elle un nounours datant sûrement du siècle précédent. Ses yeux bleus attentifs m’observent. Ses petites nattes châtaines un peu défaites tombent sur ses épaules. Elle me ressemble tellement.

– Oui, ma chérie, c’était très bizarre. Tu sais, j’aurais aimé que mes parents m’expliquent les choses. Ça m'aurait aidé à comprendre tout ce qui se passait autour de moi.

– Mais, maman, qu’est-ce qu’il est devenu, ton papa ?

– Malheureusement, il est mort quelques années plus tard, en 2024. Ça fait… 26 ans, déjà…, dis-je en soupirant. Ce coronavirus ne l’aura pas laissé indemne. Mais il était courageux. Il t’aurait beaucoup plu!

Ma mini-moi me sourit et se replonge dans la contemplation de sa couverture.

Je reprends :

– Et c’est depuis ce temps-là que le monde est si différent. La maladie a muté en virus extrêmement virulent qui s’est attaqué même aux plantes, aux animaux, à la planète. C’est pour ça qu’aujourd’hui il y a autant de tempêtes. Et à mon époque, l’homme a saccagé la planète… Jusqu’à ce qu’elle se retourne contre lui.

– En tout cas, reprend-elle, je l’ai trouvée très bien cette histoire.

– Oui, je savais qu’un jour je te la raconterai. C’est important pour la nouvelle génération, qui n’a pas connu cette période. Qu’elle sache et comprenne. Ta grand-mère et moi avons eu beaucoup de chance. Nous avons fait partie des 5% de la population à survivre.

– Waouh, maman, t’es une héroïne alors !

La fierté qui se lit dans ses yeux brillants me fait rire. J’aime ma fille plus que tout au monde.

– Papa, maman ! Regardez ! crie-t-elle soudain. L’alerte ouragan est retirée !

Nous nous tournons et regardons par la vitre de sécurité le haut drapeau rouge se baisser.

– Oui, tu as raison ! s’exclame son père. On peut enfin sortir !

Il la prend dans ses bras et la fait tourbillonner dans la vaste pièce. Le rire de notre enfant résonne contre les murs et réchauffe mon cœur blessé par le récit que je viens de lui raconter. À elle, ma fille.

– Keola ?

Elle s’arrête et me regarde, attendant la suite.

– Une dernière chose. Tu sais ce que ton prénom signifie ?

Elle réfléchit quelques secondes et secoue la tête en signe de négation. Je reprends, prête à lui révéler le dernier secret sur mon passé douloureux :

– Il veut dire “vie”. Parce que c’est un exploit, si j’ai survécu, et que, de ce fait, tu es en vie. Ne l’oublie pas.

Elle me regarde et me sourit.

Un jour, elle sera davantage en mesure de comprendre tout cela.

Un jour ...

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